Depuis qu’on est tous soumis à cette pandémie mondiale et à ses conséquences plus ou moins fâcheuses, la vie a repris, mais plus tout à fait comme avant. On n’est pas à plaindre, hein, mais il reste encore ces inconvénients assez pénibles qui empêchent de vivre la vie aussi pleinement qu’avant mars 2020, ces petites choses insignifiantes que nous tenions pour acquises : programmer un voyage à l’étranger avec plusieurs mois d’avance, sortir sans penser à son masque ou son passe sanitaire, passer une soirée dans un bar sans remettre de masque quand on se lève pour aller aux toilettes, faire une fête chez soi avec de la musique et une vingtaine de personnes sans avoir la sensation de briser le pacte social de distanciation sociale… Oui la vie a repris, mais avec plus de prudence et de choses au-dessus de nos têtes.
Avant tout ça, nous avions une tradition, avec mes potes de fac. Elle consistait à se retrouver, le premier jeudi soir de chaque mois, pour un dîner dans Paris. La table importait peu, ce pouvait être un restaurant chinois comme la brasserie de quartier, ou le domicile de l’un d’entre nous. Et personne n’était obligé de venir. Certains mois nous étions trois à table, d’autres fois nous étions une dizaine.
L’objectif de ce rendez-vous était de « sacraliser » un moment pour se voir. Un truc fixe, qui soit facile à anticiper pour celles et ceux qui voyageaient beaucoup, avaient des jobs prenants ou (soyons réaliste) devaient s’organiser pour booker une baby-sitter. Nous avions remarqué que nous pouvions facilement passer trois ou quatre mois sans nous voir, parce que la vie parisienne est ce qu’elle est et que le temps passe vite, entre le boulot et les diverses obligations sociales qui nous séparent tous. Il passe encore plus vite chaque année d’ailleurs, comme s’il accélérait. Et donc, pour ne pas se retrouver à ne plus avoir eu de nouvelle d’untel ou unetelle depuis huit mois, on avait instauré ce petit rituel, qui nous permettait de voir certains plus régulièrement qu’avant, de se tenir au courant les uns les autres des actualités des absents, et n’empêchait absolument pas les plus assidus de se voir par ailleurs en tête à tête ou dans d’autres rencontres groupées (théâtre, ciné, anniversaires).
Et puis il y a eu ce fameux week-end du 15 mars 2020, depuis lequel nous n’avons jamais tout à fait repris nos vies d’avant. Le premier jeudi d’avril 2020, lors de ce premier confinement pendant lequel nous étions tous tellement sages et obéissants, car tellement sidérés par la situation inédite que nous vivions, le dîner du premier jeudi soir est devenu une visio collective. Et n’a jamais cessé de l’être depuis.
Car entretemps, nos vies ont changé. Certains ont eu un deuxième enfant. D’autres ont quitté Paris et ne sont jamais revenus y vivre. Et moi-même, je suis parti. Le petit groupe qui se réunissait dans un même lieu une fois par mois s’est retrouvé dispersé à Lyon, Strasbourg, Lille, Bordeaux, Paris… alors on a continué comme ça. Ce nouveau rituel post-covid donne lieu à des brèves de visio, qui me rapportent pas mal de DM plus ou moins amusés ou scandalisés dans mes stories Instagram.
A la base, c’est parce que j’ai remarqué que mes amis, dans cette configuration où, par écrans interposés, les échanges sont moins fluides et moins déstructurés (pas possible, par exemple, de tourner la tête sur sa droite et de commencer une conversation en seul à seul avec une des personnes présentes, pendant deux minutes à part du reste du groupe, pour s’enquérir de son état de santé ou de sa dernière anecdote de travail), sont encore plus éloquents qu’en face à face. Quand c’est ton tour de parler, tu veux apporter une contribution intelligente ou intéressante au flux général de la conversation, puisque tout le monde te voit et tout le monde t’écoute. Il y a une forme de pression supplémentaire. Je me suis aperçu que, prises isolément, certaines de leurs punchlines étaient absurdes ou simplement drôles, dans la lignée des Solange t’écoute. Ça m’a donc donné envie de les mettre en avant, parce que je sais pas vous, mais moi je suis heureux et fier d’avoir les amis que les hasards de la vie ont mis sur mon chemin.
Je me demande parfois quels amis, quelles rencontres, et en conséquence quelle vie j’aurais eu si, en 2003, après le bac, j’avais déménagé dans une autre ville, fait une prépa, intégré une autre école, pris d’autres décisions. On se le demande tous, j’imagine, à propos de nos vies. Mais ce premier jeudi soir du mois, avec sa mosaïque, plus ou moins garnie selon les mois, de visages familiers sur l’écran qui peuplent ma vie depuis dix-huit ans, me met toujours face à ce casting un peu improbable que le destin et un concours d’entrée ont introduit dans ma vie. Et, chose rare, ça me fait sourire.
Matoo
octobre 29, 2021 at 10:31Je lis toujours avec une grande hilarité les verbatims de ces rendez-vous !! 😀 Avec des potes on avait une réunion du mardi soir « Cinéfolles » où on se regardait un film queer chez un ami. Il a transformé ça en réunion virtuelle suivi du lancement du fichier chacun chez soi en même temps, avec un chat pour échanger pendant le film. On s’est retrouvé beaucoup plus, et on n’a pas repris le présentiel parce que ça nous plait vachement comme ça. En plus les potes de Berlin ou de province peuvent aussi se connecter ! Jamais je n’aurais autant imaginé qu’une contrainte puisse devenir un atout. 😉