Je ne suis pas un as du volant, loin s’en faut. J’ai une conduite relativement tranquille, je ne suis que rarement pressé, même quand je suis en retard (c’est-à-dire à peu près tout le temps), et donc je ne me fais presque jamais flasher par des radars. Quand ça arrive, c’est vraiment parce qu’on est sur une longue ligne droite de nationale à quatre voies où je me suis un peu déconcentré du compteur de vitesse, pour me retrouver à 117km/h au lieu de 110. Mais sinon, je ne suis pas un dingue de vitesse, je ne pousse pas à 160 sur l’autoroute, je me fous un peu de la performance de la voiture, qui n’est vraiment à mes yeux qu’un moyen pour une fin. Donc, si on devait le dire autrement : je suis un mec qui se fait doubler sur l’autoroute. Je me mets sur la voie de droite, je double quand j’en ai besoin, mais le plus souvent ce sont les mecs pressés à 170km/h qui me doublent. Ce n’est pas grave. Et surtout ce n’est pas systématique : beaucoup de gens roulent pile à la vitesse autorisée, je ne me sens ni isolé ni stigmatisé dans ma petite voie des camions et des voitures pas vénères, merci beaucoup.
C’est d’ailleurs un état de fait qui, lorsque je vivais à Paris, n’avait aucune incidence sur ma vie quotidienne : je ne conduisais que deux ou trois fois par an. Mais depuis que je vis à Lyon, je conduis un peu plus souvent, je travaille loin, hors de la ville, et ce n’est pas très pratique d’y aller en transport. Je suis désormais assez souvent au volant. Et je ressens un changement dans la manière dont les gens me doublent, face à ma conduite trop sage : ce qui était du doublage « logique » sur des autoroutes est devenu du doublage chelou sur des chaussées limitées à 50km/h. Les mecs mettent comme un point d’honneur à me doubler quoi qu’il en coûte. Par la droite, en piquant des 90km/h, en faisant une queue de poisson : ils semblent absolument tenir à me doubler. Pour rentrer du travail, je passe par un tunnel où la vitesse est limitée à 70km/h, et à la sortie duquel se trouve un radar automatique. Eh bien je m’y fais très souvent doubler ou agressivement coller au cul, alors que je suis bel et bien à 70km/h, par des voitures qui piquent à 100 ou 110km/h pour me passer devant, quitte à presque piler au niveau du radar, mais qui ont vraiment l’air d’y tenir. Ah bah ça valait le coup de tracer comme ça pour te retrouver juste devant mon capot au feu rouge suivant, Jean-Jacques, t’as gagné cinq mètres, tu dois être content.
Un soir j’ai lâché, en soirée, un « Les lyonnais ils conduisent un peu comme de connards, non ? », et un pote m’a répondu : « Alors : oui. Mais toi, est-ce que tu as gardé ta plaque d’immatriculation de Paris ?
– Bah oui, mais bon, c’est pas Paris, c’est la Seine-et-Marne. 77, ça va, ça ne crie pas « Paris », non plus !
– Bien sûr que si. 77, 75, ici c’est pareil. Ici t’es un connard de parisien, faut te doubler. »
On se fait toujours chambrer, hors de Paris. On serait snobs, râleurs, imbus de nos personnes, prétentieux, sales, chiants, on ferait la gueule tout le temps. Mais je ne m’étais jamais dit qu’il y avait une forme commune et répandue d’hostilité, de geste automatiquement joint à la parole. Il y a un réflexe « hors de question de passer une minute de plus derrière la bagnole d’un Parisien ». Ce qui, je dois le reconnaître, relève d’une logique qui me passe très loin au-dessus du crâne.
Parce que je ne fais pas attention à grand-chose (ou peut-être parce que je suis un Parisien qui se prend pour le centre du monde, qui sait), je ne pense jamais à regarder le petit morceau de plaque bleu sur la droite des plaques d’immatriculation, pour attribuer à son numéro de département (quand je le connais) un type de conduite ou une personnalité imbuvable qu’il faudrait absolument que je punisse en doublant cette personne par la droite ou en m’insérant juste devant son pare-choc. Mais apparemment, mon petit 77, tout le monde le remarque. Quand j’ai fait mon contrôle technique cet automne, à Lyon, j’ai eu des remarques sur ma plaque et sur les garagistes franciliens, forcément incompétents, qui avaient précédé le technicien sous mon capot. Au même titre que toute minorité, le Parisien se retrouve essentialisé, réduit à son statut de Parisien pour en déduire tout un tas de tares et de défauts que son individualité serait bien incapable de surmonter. Comme si les Parisiens étaient tous nés à Paris et y avaient toujours vécus, quand 90% d’entre eux sont nés ailleurs et n’y passent que le temps que leurs études, leurs carrières ou leurs vies amoureuses ou familiales les y retiennent (avant de les en déloger).
En mai de cette année, une de mes amies a déménagé à Bordeaux. Son premier geste, quand elle a refait les papiers de sa voiture, a été de demander une plaque minéralogique avec un 33, « pour ne pas être emmerdée ». J’avoue que ça ne m’était pas venu à l’esprit lors de mon propre déménagement, et que maintenant j’y songe presque (même si, à la vérité, ça m’indiffère encore un peu trop pour le faire). Mais vraiment, pourquoi tout le monde déteste les Parisiens ? Et pourquoi élargir cette détestation à tous les franciliens ? Il va falloir un peu de temps avant qu’on puisse légitimement me qualifier de Lyonnais, apparemment. Surtout si je fais de la résistance à la plaque d’immatriculation.