Il y en a toujours un, un copain comme ça. Celui qui se souvient de tout. Celui qui a pris la plupart des photos et tout gardé quelque part, sur un disque dur qui donne des sueurs froides à ses amis vingt ans après.
Je ne sais pas ce que ça dit de moi, d’être ce copain-là. Ce que je sais, c’est qu’ils en sont tous conscients. C’est intégré dans leur esprit à tel point que c’est moi qu’on mentionne, en plein milieu d’un groupe Whatsapp, pour demander comment s’appelait le prof d’anglais qu’on avait au premier semestre en deuxième année de fac ou quel était le nom du groupe qui avait fait un one-hit-wonder en 2001 avec « un clip de merde avec une meuf un peu bonne en lingerie qui s’habille dans une chambre d’hôtel » (« Galleon – So I begin ? » « Wow putain comment t’as trouvé ça en dix secondes ?? Ça fait une heure qu’on cherche ! » « Bah vous êtes nuls »).
Toujours est-il que quand je reçois ce genre de question hyper précise sur un truc qui s’est passé au lycée ou pendant les études, avec des gens largement sortis de nos existences depuis, j’ai toujours le même questionnement. « Mais pourquoi c’est toujours à moi qu’on demande ces trucs ? ». Avant de me raviser en comprenant que la réponse est : parce que bien souvent, je suis le seul à m’en rappeler.
Ce statut parfois un peu flatteur de « mémoire du groupe » contient aussi sa part de frustration. Pourquoi les autres ne se souviennent-ils pas aussi bien ? Je ne peux m’empêcher de penser que c’est parce que ces années-là ont davantage compté pour moi que pour eux, que je les ai enregistrées et gardées en moi comme si ces années de la fin d’adolescence et du début de la vingtaine avaient été le summum de mon existence. Ce qui, rétrospectivement, est un peu pathétique.
Je conserve avec mes amis de fac ce rôle de « liant ». Certains d’entre eux ne se parleraient peut-être plus s’ils ne me côtoyaient pas « en commun », et je ne comprends pas vraiment pourquoi je m’accroche à maintenir ces liens quelque peu superficiels. Le truc est bien plus affectif que rationnel. Lorsque nous organisons notre fameuse visio mensuelle tous ensemble, c’est toujours moi qui envoie un rappel deux jours avant, qui renvoie le lien vers Google Meet, qui propose une autre date s’ils sont trop nombreux à avoir un empêchement. Ça me fait plaisir, bien sûr, parce que je tiens à ces moments, mais c’est toujours frustrant de voir que ça ne repose que sur l’énergie et la volonté d’une ou deux personnes, et que les autres se laissent un peu porter. A leur décharge, bien sûr, ceux qui ne s’en occupent pas trop sont aussi ceux qui ont des gamins sur les bras maintenant, et qui sont donc déjà bien assez occupés pour faire le secrétariat de la visio du mois avec les copains de fac. Mais pour beaucoup d’entre eux, ils avaient déjà ce caractère-là avant, à se bouger pour leurs relations interpersonnelles (y compris, parfois, avec moi), mais moins pour ce truc de « cohésion de groupe ».
Je me suis épanché il y a quelques semaines sur ma frustration d’être la « maman » d’un groupe qui de fait n’existerait probablement pas (ou plus) si je n’avais pas voulu à tout prix en être le G.O. depuis des années. C’est comme si ces gens, que j’adore tous individuellement, m’étaient encore plus précieux lorsqu’ils sont ensemble, qu’ils forment le temps d’une visio, d’une soirée ou d’un week-end à la campagne, la version performative d’une « famille choisie » dont j’aurais absolument besoin pour avoir l’impression d’avoir accompli quelque chose de ma vie d’adulte
Une amie m’a dit : « Tu sais, tu n’occupes cette fonction que parce que tu l’accapares. Et les gens se sont habitués à ce que ce soit toi qui porte le truc à bout de bras, alors ils te laissent faire ». Et elle a probablement raison. Heureusement que d’autres relations, d’autres pans de ma vie privée sont tout aussi réussis sans me demander une mobilisation permanente de « liant » entre les gens.
Mais de mes milliers de photos prises en soirée aux week-ends organisés pour faire rentrer au chausse-pied des gens dans la même barraque à la campagne en dépit d’affinités désormais lointaines, les faits ne manquent pas : j’ai cette tendance constante (et peut-être à faire analyser) à essayer de capturer, immortaliser, conserver des dynamiques, des amitiés et des histoires qui, peut-être, n’épanouissent pas ceux qui les vivent autant qu’elles me rassurent.