J’étais sur le départ pour l’Espagne lorsque Elizabeth II est morte le 8 septembre, je n’ai pas commenté ni développé grand-chose sur le sujet, à part le retweet factuel de circonstance, du compte AFP ou du compte officiel de Buckingham Palace, je ne sais déjà plus. Comme beaucoup de célébrités vieillissantes, la Reine d’Angleterre (quelque chose me dit que cette formulation, « la Reine d’Angleterre », va rester un autonmatisme dans ma bouche pendant un certain temps encore en parlant du souverain anglais) faisait partie des noms souvent cités dans ma conversation Whatsapp avec mes anciens copains de stage, avec lesquels nous avons un tableau annuel de prédiction des célébrités qui vont mourir. Cette année Elizabeth II était dans la liste de deux copines, qui ont donc gagné un point. On compte les points à la fin de l’année, et on recommence l’année suivante. C’est une conversation un peu sinistre mais souvent marrante, qui nous a vu au fil des années continuer à discuter de Mikhaïl Gorbatchev, de Jacques Chirac, de Valéry Giscard d’Estaing ou de Micheline Presle.
Pour ma part, je n’ai jamais mis Elizabeth II dans ma liste. Comme tout le monde, je suppose, je la pensais un peu immortelle, en tout cas à portée du record de longévité de règne de Louis XIV, donc je ne me pressais pas de la pronostiquer sur la fin. Mais avec la mort du Prince Philip il y a un an et demi, les copines disaient « vous allez voir, elle va pas tenir ». C’est moche mais elles avaient probablement raison. Outre son âge remarquablement avancé, sa santé déclinante et le contexte sanitaire qui est le nôtre depuis bientôt trois ans, il est probable que le décès du conjoint n’ait pas aidé à s’accrocher à la vie jusqu’au centenaire. Mais qu’en sait-on vraiment.
L’emballement médiatique a été à la hauteur de ce que j’imaginais, genre jusqu’aux obsèques (et même quelques heures après) on était quasiment sur du 24h/24 sur les chaînes infos et les radios généralistes : historiquement, les événements liés à la famille royale d’Angleterre, que ce soient le couronnement d’Elizabeth II en 1952, le mariage de Charles et Diana en 1981, les obsèques de Lady Diana en 1997 ou le mariage de Kate et William en 2011, font figure d’événements télévisés de référence, parmi les plus regardés de l’Histoire. Pas étonnant que ce très prévisible événement n’échappe pas à la moulinette narrative et médiatique du grand récit des Windsor, des audiences et un intérêt jamais vraiment démenti du grand public occidental pour ces peoples de conte de fée étant en jeu.
Je n’ai pas non plus trop pris la parole dans un premier temps parce que je savais que la conversation allait vite s’envenimer entre les adorateurs en pleurs au premier degré et les antimonarchistes et anticolonialistes de tous poils, qui évidemment allaient s’écharper dès les premières heures sur la tristesse ou le soulagement dont il conviendrait de faire montre devant la mort d’Elizabeth II. Je crois que la conversation autour de la continuité de la monarchie et de la pertinence des héritages du colonialisme (autodétermination de certains pays du Commonwealth, richesse financière et immobilière de la famille royale, etc.) mérite d’avoir lieu. Je crois que beaucoup de pays et de populations n’ont pas obtenu la reconnaissance ni les excuses qu’ils auraient dû recevoir pour le préjudice et l’impact désormais irrémédiablement intégré à leur histoire et à leur identité que l’Empire britannique leur a infligé, jusqu’à des époques récentes dont des témoins subsistent encore. Je doute qu’en fin de compte les choses ne virent à la Révolution, ou alors très lentement, un pays à la fois, un sujet à la fois, pendant des décennies pour détricoter peu à peu tout ça. Le conservatisme est trop fort en ce bas monde, et les enjeux financiers trop importants, pour imaginer qu’en quelques mois Charles III ne sera plus souverain du Canada, de l’Inde ou de l’Australie. Dieu sait que, quand bien même ça arriverait, il faudrait encore des générations avant que les siècles de relations commerciales et d’influences culturelles (à commencer par la langue anglaise) ne perdent de leur prise sur ces pays.
Je ne doute pas non plus de la sincérité des gens qui ont été émus, voire ont pleuré devant le cortège. L’attachement du peuple britannique à son souverain me semble toujours étrange mais sincère. Vu de France au XXIème siècle, ça reste une bizarrerie.
Mais comme beaucoup de mes compatriotes et de non-britanniques à travers le monde, je crois, ce qui m’attriste et me frappe dans cette mort, c’est bien sûr la fin de quelque chose de stable. La même tête sur les pièces et billets anglais depuis 70 ans. La même silhouette reconnaissable en un clin d’œil, c’était presque comme Tintin ou Astérix, cette silhouette de petite dame en manteau et chapeau coloré. La même icône de pop culture, utilisée et détournée aussi bien au cinéma que sur des posters, des pochettes d’albums ou des séries télévisées. Beaucoup d’entre nous n’avons connu qu’Elizabeth II comme souverain d’Angleterre depuis le début de notre vie, avons la même image qui vient en tête quand on entend « la Reine d’Angleterre », depuis tout petits, avec chacun une image plus ou moins personnelle, un meme, un sosie dans un film pourri de Leslie Nielsen, une apparition médiatique d’Elizabeth II ou une actrice (et elles sont nombreuses) qui l’a incarnée à l’écran. C’était une figure de stabilité, de permanence qui semblait devoir toujours rester avec nous, quelque part à l’arrière-plan de nos imaginaires, comme un monument du XXème siècle qui ne nous quitterait jamais, et pourtant, exactement comme chacun d’entre nous mourra, elle est morte à son tour, et c’est une idée à laquelle il faudra s’habituer.
Je comprends que la figure et même la personne soient critiquables à bien des égards. Mais je suppose que le petit pincement au cœur que nous avons presque tous eu vient de là. De cette permanence qui s’en va. De ce vingtième siècle qui se termine pour de bon. De cette vieille dame pincée et digne qui incarnait un système injuste mais aussi une forme de stabilité émotionnelle pour son pays, et qui par son silence constant donnait l’impression (peut-être erronée) de prendre avec recul et élégance les moqueries et détournements pop culture dont elle avait toujours été l’objet. Détournements qui resteront, pour beaucoup, nos principaux souvenirs d’elle, bien plus qu’une connexion réelle à sa personne ou à l’impérialisme britannique.