« En voilà un qui semble enfin tiré d’affaire ». C’est à peu près cela, en substance, que j’ai lu dans le regard et dans le comportement de ma mère, venue en visite à Lyon ce week-end avec mon père. Depuis l’enfance, et bien plus encore depuis le départ de la maison à dix-huit ans, une guerre secrète et usante se joue dans mes relations avec mes parents. Probablement plus entre moi et moi-même qu’entre eux et moi. Ils m’ont bien élevé, entretenant avec soin la petite graine de conformisme dont j’ai été doté très tôt. Aussi loin que je peux m’en souvenir, en tout cas. Comme dans beaucoup de relations parents-enfants, je suppose, leur éducation reposait sur une équation simple : nous t’aimons et te fournissons tout ce dont tu as besoin pour grandir, en échange nous te demandons d’être sage, respectueux, et de bien travailler à l’école, ne nous déçois pas.
Mes relations avec eux sont tendues et ambivalentes depuis longtemps, pour des raisons que j’attribue essentiellement à leur gestion de mon homosexualité, non pas en tant qu’expérience, mais en tant que simple information, dans leur vie. C’est pourtant loin d’être tout. Presque tous les aspects de mon existence sont source de défiance et de conflits larvés entre eux et moi, qui explosent ponctuellement lorsqu’un désaccord transparaît dans une conversation. Apaiser la relation avec eux a mis du temps, et a surtout reposé sur ma capacité grandissante, en vieillissant, à accepter de ne pas réagir à leurs piques, leurs désaccords avec moi, nos différences insurmontables. Ça n’a notamment pas été simple au moment de mon mariage, dont ils m’ont fait un caca nerveux que je doute de pouvoir un jour réellement leur pardonner. Mais nous avons réussi à passer outre. Accepter qu’on ne surmonterait pas nos désaccords et qu’on devrait donc, paisiblement, vivre côte à côte, avec, sans en faire une maladie. Cela ne représente guère plus, désormais, que quelques jours par an, en week-end ou pour les fêtes de fin d’année. Notre cohabitation n’excède jamais les deux ou trois jours d’affilée, et je crois que nous en sommes tous soulagés, à défaut d’en être très satisfaits. Nous ne sommes pas une famille de série télé, passer un week-end ensemble n’est pas un joyeux bordel plein de rires, mais au moins ne sommes nous pas excédés et épuisés en nous séparant.
Car si l’homosexualité reste une gêne pour eux, qui n’ont pas vraiment cherché à s’éduquer sur le sujet depuis bientôt vingt ans, il y a beaucoup d’autres déceptions, à leurs yeux, dans ce qu’est devenue ma vie. Et quand on a un gamin conformiste qui cherche à tout prix à (duh!) se conformer, à ne pas faire de vagues pour se faire accepter (discret, pas un mot de travers, les bonnes notes, les mots flatteurs des instituteurs, les comparaisons toujours flatteuses avec les enfants des autres), ne pas l’accepter se paie. A l’adolescence, conscient de mon orientation sexuelle (et de la nécessité de la taire) mais sans honte d’elle ni de moi-même, mon comportement est devenu erratique, agressif. Je leur cherchais des poux tout le temps. Tout ce qu’ils faisaient et disaient me faisait lever les yeux au ciel. Je répondais, m’agaçais d’un rien, provoquais les disputes et les conflits. Le seul motif de satisfaction qui leur restait à mon sujet : les notes étaient toujours bonnes, les félicitations et tableaux d’honneur toujours d’actualité à l’école. Un reste de conformisme et d’envie de leur plaire, de ne pas les décevoir, me racontais-je à l’époque. Une sourde conscience de l’importance du dossier scolaire pour mon avenir, aussi, que je n’allais pas stupidement gâcher en faisant des conneries d’adolescence et en me détournant de ma réussite scolaire comme d’un truc de mec pas cool (je n’ai jamais été un mec cool et n’en ai jamais vraiment eu l’ambition : j’étais un grand maigre à lunettes de 1m83 pour 52kg, je savais que je n’étais pas un mec cool). Mais avec le recul, probablement plutôt un calcul, une stratégie de ma part : le bac avec mention était mon sésame, ma clé pour me barrer de là et vivre loin de ces regards. Je n’ai été un bon élève que tant que ça me semblait utile : pendant les études, après le bac, j’ai vite rejoint les rangs des étudiants moyens.
Les années collège puis lycée ont été très dures entre mes parents et moi. Et je sais aujourd’hui que c’est parce que mon petit inconscient conformiste était en panique, sans être capable de poser des mots dessus, à l’époque. J’allais leur infliger une énorme déception en leur révélant être gay. Je n’avais aucune confiance en leur amour inconditionnel. Ils allaient être déçus, me rejeter, me dire des horreurs. Toute cette enfance sage et sans vagues, à quémander leur fierté pour seul rapport parent-fils, et ils allaient me trahir, me retirer leur amour, me manifester de la réprobation et du dégoût. Pour un truc qui, moi, ne me faisait ni horreur ni honte. Je savais n’avoir rien à me reprocher. J’étais toujours un gamin calme, modéré et conformiste, qui se tenait à carreau (pas de cigarettes, pas d’alcool, pas de joints, pas de fugues, pas de velléités de faire le mur) et jouait le jeu à l’école, sans faire de vagues, convaincu que se comporter sagement et selon les règles vous assurait la paix et le succès. C’était aussi simple que ça : je me comportais bien et on me validait, je n’avais pas d’ambitions personnelles. Juste l’ambition de satisfaire mes parents comme un bon chien satisferait des maîtres, la machine à obtenir des marques d’amour, d’affection et d’estime ne pouvant bien sûr pas se gripper si j’étais sage. Un vrai petit macroniste dans l’âme. Et pourtant, ils allaient me trahir. Je le sentais, dans leurs interactions avec d’autres personnes, dans leurs blagues racistes, dans leurs conversations sur l’actualité politique que je commençais à comprendre. Ils l’ignoraient encore mais ils allaient me trahir. Ils allaient avoir une réaction conne. Me rejeter comme si je devais avoir honte, comme si j’avais commis une faute. Et ils l’ont fait. Me montrer un adolescent ingrat, odieux avec eux, c’était pourrir mes relations avec mes parents, me les rendre insupportables et me rendre insupportable à leurs yeux, pour qu’au moment du rejet tout cela semble normal, inéluctable, fasse moins mal.
Je sais tout ça aujourd’hui. Je suis en paix, je crois. Pas tant en paix avec mes parents qu’avec l’idée qu’ils sont différents de moi, pensent autrement et ne valideront jamais ma vie. En paix avec l’idée qu’ils m’aiment en dépit de ça. En paix avec l’idée que je n’avais pas besoin, en fait, qu’ils valident ma vie. Capable de lever les yeux au ciel sans leur sauter à la gorge quand ils me parlent de « ton « mariage » entre guillemets » pour parler de mon mariage, comme si ce n’en était pas un vrai.
Et puis ce week-end, dans leur regard, dans leur manière de me parler et de se parler, je l’ai vu. Ils validaient. En tout cas, ils étaient contents, dans l’ensemble. Oui, enfin, après toutes ces déceptions et toute cette attente, dépités par tous les choix de vie de leur aîné, l’orientation sexuelle, le métier, les études supérieures, les fréquentations, le cadre de vie, le mépris de bobo urbain : ils étaient contents. Comme j’aurais dû m’en douter depuis longtemps, car c’était un accomplissement matériel qu’ils semblaient attendre de ma part comme une récompense, comme le débouché logique et attendu de tout cet investissement affectif et financier dans cette personne ingrate depuis la naissance, c’est le fait de voir de leurs yeux un appartement dont je suis propriétaire, et qui leur plaît, qui les a contentés. Voilà enfin une source de désaccord entre nous (le fameux « tu vas pas payer un loyer toute ta vie et jeter ton argent par la fenêtre, quand même » de leur côté, contre le « j’ai pas forcément envie d’être proprio, ça ne m’obsède pas, de toute façon ça coûte plus cher qu’un loyer et je ne serai pas enterré avec mon appartement, je m’en fous ») sur laquelle je leur ai cédé, et ça a eu l’air de les apaiser. Tout a soudain semblé trouver grâce à leurs yeux. Aucune remarque négative sur mon job, mon salaire, mon lieu de vie. Une amabilité sans faille avec mon mari. Je l’ai compris quand ils sont repartis sans avoir cherché à rien réparer, rien remplacer, rien commander, rien faire à notre place dans l’appartement. Ils se disaient : « Voilà, enfin, on y est, notre plus grand est un adulte, il a enfin effectué ce pour quoi nous avions investi en lui ». La sensation du devoir accompli.
C’est terrible de devoir attendre si longtemps pour recevoir ce signe, pour éprouver ce sentiment. C’est terrible aussi d’être si immature qu’on accepte d’être un investissement non rentable, mais d’attendre son heure, d’attendre aussi longtemps ce signe, et qu’on se retrouve à trente-sept balais à s’émouvoir d’être enfin « validé » par des parents dont on s’est tellement affranchi, qu’on a tant décriés, avec lesquels on tient depuis un quart de siècle une posture insolente de distance et de défi. Je fais ce que je veux. Je me fous de votre avis sur mon orientation sexuelle, mes amis, mon métier. Je vois bien que vous n’approuvez pas, que vous êtes déçus. Et bien si je n’ai pas votre approbation, je m’en passerai. Et pourtant, de rester aussi sensible à cette approbation, tout ce temps après.