Les samedis de l’abondance

 

 

Je déteste novembre. Tout devient sombre, ennuyeux, froid, et surtout long. J’arrive au travail il fait nuit, je repars il fait nuit, j’ai l’impression de n’avoir pas vu le jour même si, bien sûr, mon bureau a une fenêtre. Le fait que pas une seconde de notre temps libre, du lundi au vendredi, ne soit éclairée par la lumière du jour donne la sensation de traverser un long tunnel jusqu’en mars, à peine perturbé par les fêtes de fin d’année.

 

D’ailleurs, cette année, je vais essayer de m’occuper des cadeaux de Noël avec suffisamment d’avance. J’ai déjà réussi, à deux ou trois reprises, par le passé, à tout torcher avant le 1er décembre, et je me souviens que c’est assez agréable de ne plus avoir à y réfléchir pendant les trois premières semaines de décembre. Au-delà des magasins de plus en plus bondés les samedis (cette année, le 24 décembre sera un samedi, je n’ose imaginer l’enfer pour les pauvres salariés des centres commerciaux qui vont s’échiner jusqu’à 20h ce soir-là face à une foule stressée par les ultimes achats), j’y trouve la satisfaction de dépenser mieux, de manière moins culpabilisante a posteriori. Ça m’oblige à un peu de discipline, de réflexion et de stratégie dans mes déplacements dans les magasins. A l’inverse d’un Panic Saturday où on se retrouve à la Fnac à acheter tout et n’importe quoi qui nous fasse vaguement penser à notre frère ou à notre mec, avant de rentrer chez soi et de se jeter sur Amazon pour gratter les deux ou trois cadeaux qu’on n’a pas trouvés en ville, en enrichissant un peu plus Jeff Bezos et en donnant une tâche supplémentaire aux salariés précaires appelés en renfort à coups d’intérims et de CDD dans les hangars. Au final, dans cette panique de recherche et de trouvailles intempestives de dernière minute, on dépense plus que ce qu’on avait prévu de mettre dans son budget Noël, souvent pour des conneries hautement dispensables dont les destinataires ne sauront même plus, quelques mois après, à quelle occasion ils les ont reçues. On déballe trop de choses, on ne sait plus quoi en foutre, et un jour on retombe sur ce livre ou sur ce bibelot, en vexant son mari de lui avoir demandé « qui m’avait offert ça, déjà, et quand ? ». « Bah c’était moi, à ton anniversaire il y a trois ans, merci beaucoup de t’en rappeler, hein, ça fait plaisir ». Je reçois trop de choses, il y a trop d’occasions, trop de cadeaux, trop d’objets dans ma vie, je vois bien que plus rien ne me marque. Tous ces samedis après-midi passés à dépenser du fric. C’est l’abondance, on y perd la mémoire de ce qui nous touche, et cette année on va en plus avoir honte comme jamais, d’être chez nous, d’aller bien, de consommer, d’être au chaud, de faire encore partie de ceux qui sont assez riches pour ne pas être dans la dèche, seul, à se cailler dans un studio sans chauffage ou dans la rue pour le passage à l’année suivante.

 

Alors je vais aborder les cadeaux comme un projet, avec de la méthode et de la stratégie pour prendre plaisir à l’exécution à défaut d’en prendre au résultat. Je ne sais pas si ça va m’aider à traverser le mois de novembre avec un meilleur moral, mais bon, ça me donnera un but, ça m’occupera l’esprit quelques jours. Et puis, il s’agit de conneries de dépenses et de fièvre consumériste, c’est toujours une source de plaisir, l’un des derniers plaisirs pour lesquels nous ayons encore des sens un peu développés ; c’est un feu qui enthousiasme toujours pendant quelques minutes avant de s’éteindre et de nous laisser face au vide d’avoir encore claqué cent balles dans une bêtise, d’avoir sottement converti de l’argent de notre temps libre loué en échange d’un salaire contre un objet à la con dont on se passerait parfaitement.

 

Je vais recommencer à penser à mes parents, à mon frère, à ce qui leur ferait plaisir et me connecterait à eux et à ce qu’ils aiment pendant les quelques jours que j’irai passer chez eux. C’est un exercice que j’essaie de rendre plus simple chaque année, en me faisant des notes, des pense-bête, mais ils changent, ils vieillissent, leurs centres d’intérêt changent sans que je m’en rende compte, à force d’être loin. Les fêtes ont cette vertu-là, derrière tous les reproches qu’on leur fait : surfaites, commerciales, artificielles… elles nous poussent au moins à essayer de faire plaisir à des proches avec lesquels peu d’autres occasions existent d’avoir des interactions agréables et chaleureuses. Leur montrer qu’à certains degrés, on les écoute, on les comprend, on les aime. Même si ça ne se manifeste qu’à travers une smartbox, un iPad ou un livre. Un point pour l’effort, on essaiera de personnaliser un peu plus la prochaine fois. Comme une envie de s’améliorer à chaque Noël. D’offrir un truc qui traduit une attention, une démarche active d’être attentif à toi, à nos échanges, à ce que tu m’as montré que tu aimais ; à l’écoute de l’autre et de ce qui l’anime. Puisqu’offrir prend la place de la tendresse, des autres gestes. C’est superficiel mais si ça veut dire je vous aime, on essaie de le dire un peu clairement. Et quand on a l’impression d’avoir réussi, on se dit que c’est déjà ça qu’on a repris à nos froideurs naturelles.

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