Les efforts superflus

 

 

2023 avance déjà à bonne allure, et l’agenda se remplit de projets, de concerts, de week-ends, et aussi, chose plus rare, d’obligations familiales, en dépit de mon désormais statut de « fils qui vit loin ». On me demande parfois comment je parviens à maintenir de bonnes relations avec mes parents, en dépit d’incidents et d’anecdotes pas toujours très joyeuses à leur contact. Je serais, me dit-on, trop patient avec eux, malgré mes rappels à l’ordre et occasionnels coups de gueule. C’est vrai que je gueule de moins en moins. Je ne sais pas vraiment l’expliquer. Je pense que c’est un mélange d’affection sincère, d’intérêt personnel et d’éducation bourgeoise, qui me pousse à préserver des apparences de normalité (comme eux, bon an mal an, le font également) et d’accepter les choses telles qu’elles sont, plutôt que de partir avec pertes et fracas en claquant la porte pour de bon derrière moi. La vie est complexe, et nos relations ne font pas exception. Nous avons tous nos raisons. Ils ont les leurs, j’ai les miennes. J’ai heureusement quelques lignes rouges que je m’interdis de franchir, et qu’eux-mêmes sentent, confusément, à tâtons, au fur et à mesure que nos relations évoluent. Il y a des trucs qu’ils ne peuvent pas faire, qu’ils ne peuvent pas dire, s’ils veulent préserver les apparences et espérer voir ma gueule à Noël. Et, heureusement, il existe des aspects positifs et des moments agréables dans ce que nous partageons. A quoi bon s’accrocher, sinon ?

 

La différence la plus flagrante entre mon frère et moi, dans notre relation avec nos parents maintenant que nous sommes bien avancés dans la trentaine, tient en la différence de proximité géographique, et d’implication personnelle qui en découle. J’ai toujours oscillé entre indifférence autocentrée et culpabilité paralysante, depuis l’enfance, dans ma relation avec mes proches. Ce qui, je m’en rends bien compte, fait de moi une personnalité à haut potentiel toxique. Je vais par exemple porter une attention très poussée à des rites de passage et des moments exceptionnels comme les mariages, les remises de diplômes, les enterrements ou les déménagements, mais ne vais pas être foutu d’avoir le réflexe de téléphoner à ma mère tous les deux jours juste comme ça, pour savoir si elle va bien. A son grand dam.

 

Mon frère, c’est l’inverse : vivant si près, il est présent, donne des coups de main pour des réparations, des courses, tondre la pelouse, accompagner chez le médecin, bref du soutien logistique et affectif, en « présentiel », ce que je ne peux apporter. Mais dès qu’on passe sur des trucs un peu plus « ritualisés », ça lui casse les couilles et il démissionne immédiatement, indiquant qu’il refuse de se rendre à un anniversaire ou de se déplacer pour un déménagement dans une autre région. Je ne l’en blâme pas : il en fait déjà beaucoup, et il a ses propres raisons de mettre ces limites-là. Il fait les efforts essentiels, je fais les efforts superflus.

 

J’ai la chance, je le mesure, d’avoir une histoire familiale assez lisible et documentée, avec un accès assez facile à d’autres « branches ». Mon grand-père paternel s’intéressait à la généalogie et, avant que les outils web d’aujourd’hui permettent de retrouver plein de gens et d’archives, il avait bien avancé de son vivant sur son propre arbre. J’étais un de ses rares petits-fils à s’intéresser au boulot qu’il avait abattu sur ce front-là. Ainsi du côté de mon père, il y a beaucoup d’infos, de cousins, de cousines, d’oncles et de tantes qui sont faciles à recontacter aujourd’hui. Du côté de ma mère, en revanche, c’est plus compliqué, vu que personne ne parle français et que les contacts avec les oncles, tantes et cousins restés à l’étranger sont très espacés. Les derniers courriers de Pologne reçus par sa mère datent des années 80-90, je n’ai jamais trop compris pourquoi elle ne semblait ni nostalgique ni désireuse d’y retourner, ne serait-ce que pour de courts séjours. Pourquoi n’a-t-elle jamais remis les pieds en Pologne, que sont devenus ses frères et soeurs et leurs enfants, qui détient encore des souvenirs de sa vie avant la France : avec ma grand-mère maternelle a probablement disparu tout un pan de l’histoire familiale, avec lequel je serais bien en peine de me reconnecter aujourd’hui, n’ayant ni noms ni adresses. C’est légèrement moins compromis du côté du père de ma mère : il a disparu il y a longtemps, mais les frères, sœurs, neveux, nièces et cousins n’ont jamais, bizarrement, perdu le numéro de téléphone de ma mère, leur nièce ou cousine qui séjourna parfois chez eux dans les années 60, pendant les vacances scolaires. Les contacts sont très sporadiques, se limitant désormais à des faire-parts de mariages ou de décès, en néerlandais, auxquels je ne comprends pas grand-chose, et une expédition de quarante-huit heures pour mes parents lorsque l’enterrement le « justifie » aux yeux de ma mère (en gros, les personnes dont elle a quand même des souvenirs un peu précis, et pas les lointains cousins ou pièces rapportées pour lesquels elle estime ne recevoir qu’un faire-part de politesse, pour la forme). Mais il y en a toujours.

 

C’est là qu’intervient mon sens des efforts superflus : je suis froid et désagréable, certes, mais aussi assez sentimental et doté d’une solide culpabilité (et d’un tout aussi solide sens de la postérité). Et forcément, quand ma mère m’a fait savoir qu’elle était conviée, avec les siens, à une cousinade en Belgique, à laquelle bien sûr mon père et mon frère ont refusé de se rendre (car on est loin, là, d’un effort essentiel), c’est moi qui ai pris le relais pour me proposer de l’accompagner, alors même que je vis à 400km et que je ne parle pas un mot de néerlandais. Ça doit faire un quart de siècle que je n’ai pas mis les pieds là-bas, j’oublie sans arrêt le nom de la ville, je me souviens à peine de deux-trois prénoms et certainement plus d’aucun visage. Pourquoi je m’inflige ça, alors que je vais probablement me taper toute la route au volant et me faire engueuler si j’ai le malheur de glisser à une cousine éloignée flamande que je suis marié ? Je sais pas trop. Mais c’est ainsi : ces gens sont les cousins et petits-cousins de ma mère, ils portent un nom de famille familier, ils ont dans les 70 ou 80 balais pour certains, leurs enfants n’ont probablement pas la moindre idée de qui nous sommes, et ils ont des souvenirs de mon grand-père mort il y a trente ans auxquels je n’aurai peut-être plus jamais accès autrement. Je n’ai pas pu m’empêcher de dire oui, ne serait-ce que pour que le lien ne se brise pas cette année. Même s’il doit se briser quand ma mère mourra, ou dans les années qui suivront : on ne peut pas indéfiniment forcer un lien familial sur la base de grands-parents communs et de souvenirs de jeunesse inexistants. Peut-être, aussi, pour apprendre deux ou trois choses sur eux et sur la branche flamande, et au passage leur apprendre deux ou trois choses sur nous, les exilés seine-et-marnais, si bien exilés qu’on ne sait même plus parler la même langue. C’est en mars et, comme il se doit, j’appréhende déjà.

2 thoughts on “Les efforts superflus

  1. Matoo

    février 8, 2023 at 1:02

    Le genre de trucs qu’on décide comme une BA, et qu’on regrette à mort tout de suite, encore plus jusqu’à la veille (et parfois pendant), mais qui fait parfois de bons souvenirs et le contraire de regrets. Il faut miser là-dessus !!! 😀

    • Vinsh

      février 8, 2023 at 11:18

      C’est déjà la galère, il faut fournir des photos et des infos pour l’arbre généalogique qu’ils vont imprimer (alors que moi je sais de qui je suis le petit-fils, mais rien de plus, hein, je ne sais pas de qui je suis le cousin, le petit-neveu, etc.), réserver un hôtel parce que ma mère ne veut pas squatter chez sa cousine… les mails s’enchaînent depuis que j’ai dit oui. ^^

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