La finitude des choses

 

 

Je pense à la mort presque chaque jour. Je ne suis pas le seul, je crois. Ceux qui prétendent « vivre chaque jour comme si c’était le dernier », s’ils sont sincères dans leur mantra et ne vivent pas selon des mots vides de sens, doivent également y penser : que chaque jour compte, puisque chaque jour peut être le dernier. Je vais mourir, un jour. Je le sais. Vous le savez, puisque vous aussi, un jour, vous mourrez. Nous le savons tous, et nous vivons avec cette perspective, dure à accepter, dure à formuler, quasiment impossible à envisager. Dans la peur de cet après où il n’y aura plus rien, on s’en doute, on ne croit pas trop à ces histoires de paradis ou de réincarnation, sinon on n’aurait pas si peur. Le néant arrive et nous ne serons même plus une âme en train de constater ce néant. Nous ne serons plus, c’est tout, et c’est vertigineux. On ne vit qu’en envisageant l’avenir. Un avenir où on est encore vivant. Comme si nous avions l’éternité devant nous. Alors qu’on sait bien que non. Mais on ne sait pas quand tout ça s’achèvera.

On n’entreprendrait pas d’études, de carrières professionnelles, d’achats immobiliers, de relations amicales, d’histoires d’amour, de mariages, si on savait qu’on devait mourir demain matin, le mois prochain ou dans moins d’un an. Alors on fait comme si on allait vivre, tous, jusqu’à 85, 90, 100 ans peut-être, et on fait les projets qu’on aurait le temps de mener si ce laps de temps nous était bel et bien accordé. Et peut-être le sera-t-il effectivement.

Beaucoup d’entre nous n’atteindrons pas ces âges canoniques. Ça aussi, on le sait et, plus ou moins péniblement, on l’accepte. Pour certains, finir centenaire en EHPAD paraît moins réjouissant que de mourir dans la force de l’âge, à choisir. Sauf qu’on ne choisit pas. Il faudra mourir de toute façon. Mourir fait partie de la vie. C’est l’un de nos dénominateurs communs, à tous. Et il n’y en a pas tant que ça : naître, et mourir. Les deux seules choses qu’on fera toutes et tous, sans exception. Le reste, c’est variable, selon la chance de chacun. Certains grandissent, d’autres non. Certains vieillissent, d’autres non. Certains voyagent, d’autres non. Et tout le reste à l’avenant. Toutes les autres expériences de la vie ne sont pas universelles. Elles peuvent contribuer à nous singulariser, à faire de notre vie une expérience propre et unique. Mais la mort, si cruelle et solitaire soit-elle, nous réunit tous.

Récemment, j’ai regardé la mini-série Swarm, où le personnage de Dre déclare dans un épisode être fascinée par la mort, parce que « C’est l’égalité. C’est ce qui nous arrive à tous. » Tous égaux par notre mortalité.

Je n’ai pas l’impression d’être spécial. Je pense que ma peur de la mort est partagée par l’essentiel de l’humanité. Mais ça m’obsède. Cette finitude des choses occupe mes pensées presque chaque jour. J’y pense vraiment très souvent, ça me donne des insomnies, ça me déconcentre dans la journée, ça me déconnecte du présent, parfois. La mort est-elle lointaine ou proche ? Est-ce mon dernier matin ? Est-ce que c’est maintenant ? 

Deux choses m’obsèdent plus particulièrement. Deux énigmes insupportables.

La première, c’est bien sûr de savoir quand je mourrai. Même si je ne sais pas ce que je ferais de cette information si j’en disposais. La mort prévient rarement très en avance. Je pourrais mourir quelques secondes après avoir publié cet article, d’une crise cardiaque ou d’un anévrisme.

Mais je pourrais aussi mourir dans très longtemps, d’une longue maladie qui m’aura annoncé ma fin pendant des mois, des années. On voit souvent dans les livres ou dans les films ces personnages condamnés qui savent qu’il leur reste trois mois, ou six mois à vivre. C’est horrible, mais c’est peut-être, aussi, une forme de soulagement, d’avoir une échéance, presque une date, de pouvoir se préparer, faire ce qu’il faut. Enfin, ça reste majoritairement horrible, quand même. Reste, pour la plupart d’entre nous, l’infinité de perspectives, de scénarios possibles.

Je pourrais mourir dans mon sommeil à 85 ans. Ou à 86. Ou à 87.

Ou dans douze jours, renversé par une voiture en traversant la rue.

Dans un an, le crâne fracassé par une tuile tombant d’un toit, en me promenant innocemment dans une rue. 

Dans vingt minutes, électrocuté par mon lave-linge.

Dans trente-deux ans, de soif ou de malnutrition dans un pays devenu aride.

Dans trois mois, d’un cancer foudroyant.

Dans six mois, poignardé par le conjoint jaloux d’un de mes amants. 

Dans quatre ans, noyé, surpris par une inondation ou un tsunami sur mon lieu de vacances.

Dans seize mois, d’avoir par hasard croisé un serial killer en me promenant en forêt.

Dans une semaine, plongé dans le coma par la charge d’un CRS dans une manifestation.

Dans deux ans, d’une balle perdue tirée en pleine rue alors que je ne ferai que passer.

Dans quatorze ans, exécuté par un régime totalitaire.

Dans vingt-et-un ans, mordu par un serpent venimeux en voyageant dans une région tropicale.

Dans dix-sept ans, d’une chute accidentelle en nettoyant les vitres.

Dans cinquante-cinq ans, diminué, seul, infantilisé et torché par des infirmières, de la maladie d’Alzheimer.

Dans trois jours, d’un empoisonnement alimentaire après avoir ingurgité un truc qui se trouve peut-être déjà dans mon frigo au moment où j’écris.

Dans sept ans, d’une maladie qui n’existe pas encore.

Dans deux ans, dans un attentat à la bombe, au mauvais endroit au mauvais moment.

Je ne sais pas quand je vais mourir, pourquoi, dans quelles circonstances. À part à m’arrêter de vivre librement (et encore, même ça, ça ne marcherait pas), aucune stratégie ne me permettra de l’éviter, ce moment que je n’aurai probablement pas vu venir, qui va me tomber dessus soudainement. L’éventail infini des possibilités me terrorise et me paralyse. Comme toutes les générations avant la mienne, nous avons eu notre lot de drames, de massacres médiatisés, d’horreurs déprimantes auxquelles nous nous sommes habitués, comme anesthésiés, vaguement conscients de l’injustice et de l’aléas de ces morts qui pourraient être les nôtres, selon les hasards de l’existence. Mais nous avançons sur notre propre chemin et faisons abstraction de cette omniprésence du « danger ». Sans quoi nous serions probablement incapables de vivre un quotidien. Moi, parfois, je n’en suis pas capable. Je me réfugie dans mes silences, dans ma tête, et je fais la comptabilité de ce que j’aurais raté si tout s’arrêtait maintenant.

La deuxième énigme qui m’obsède sur cette mort, ma mort, ce n’est pas tant le comment que le degré de souffrance. 

Est-ce que mourir, ça fait mal ?

Est-ce que ce sera une agonie de plusieurs minutes ? Plusieurs heures ? Plusieurs mois ?

Souffrirai-je tant à la fin de ma vie que je songerai à l’euthanasie ?

Ou bien serai-je surpris, fauché par un accident, mort sur le coup ?

Aurai-je le temps de perdre mon souffle, de m’étouffer, de chercher l’air, de paniquer ? Pleurerai-je ? 

Brûlerai-je vif, éprouvant les pires souffrances humainement supportables avant de succomber ? 

Supplierai-je pour avoir la vie sauve face à quelqu’un qui me mettra à mort ?

L’instant final, le dernier souffle, fait-il mal, ou bien est-il une sorte de soulagement, de lâcher-prise, quand enfin tout s’arrête ? Baisserai-je les armes au tout dernier instant ? Heureux, résigné ou dégouté ? 

Aurai-je peur jusqu’à la dernière minute ? La dernière seconde ?

J’en veux encore, parfois, à mes parents, dans un esprit adolescent emo qui me poursuit encore un peu, bientôt à l’orée de la quarantaine, de m’avoir mis au monde. Je vis, donc je vais mourir, et ça me terrorise. Je vais mourir. Je ne suis pas prêt. Je ne serai jamais prêt. Pourquoi vous m’avez fait ça ? Je vais mourir, parce que j’existe. Et exister n’est même pas si génial que ça. Il faut se lever le matin, bosser, vivre dans un pays de droite et dans un monde injuste qui laisse crever ses pauvres et flingue ses ressources naturelles avec insouciance, être malade, être triste souvent, faire tourner l’intégralité de son existence autour de ses contraintes matérielles et financières tout en surjouant la « liberté ». C’est nul. Pourquoi ont-ils cru que je voudrais de cette vie et de cette mort qui m’ont été promises dès ma conception ? Parce qu’ils ont voulu que j’existe, et qu’aujourd’hui, dans un monde qui crame et qui fonce joyeusement vers le fascisme, ils sont incapables de me donner d’autre explication que « bah à notre époque ça se faisait, de se marier et de faire des gosses ». Alors c’est très gentil, mais je vais mourir quand même. Et vous aussi.  

Ma vie ne vaut pas plus que celle d’un autre. Je n’ai pas plus peur de mourir que mon prochain, je suppose. Pourquoi serait-il plus important que moi, je ne meure pas ? Aucune raison. J’ai un sentiment sourd, toutefois : je dois absolument survivre à mes parents. Lorsque j’étais plus jeune et que je pensais au suicide au moins une fois par semaine (mais pas un truc crade ou spectaculaire qui fait mal, hein, juste un moyen de partir sans souffrir, sans même s’en rendre compte, pour échapper aux turpitudes et incertitudes innombrables et insupportables de la vie qui débutait), deux choses me retenaient. D’abord, bien sûr, la peur de la mort, d’avoir mal, et tout ce que j’évoquais plus haut. Mais ensuite, aussi, mes parents. Non pas que ma présence dans leur vie quotidienne soit si envahissante que je laisserais un gros vide. Mais je ne peux pas leur faire ça. 

 

Je le dis peu, mais une fois ou deux par an, lors d’un passage chez mes parents, je sors une heure ou deux pour promener le chien, et sans le dire à personne, je vais faire un tour au cimetière. Je ne reste jamais plus de cinq minutes. Je m’arrête quelques instants devant le caveau familial. Je ne prie pas, je ne sais pas prier, j’ai toujours trouvé ça grotesque, je crois, de se livrer à un monologue silencieux avec une entité qui ne répondra pas, pour peu qu’elle existe. Alors je reste planté là quelques minutes et je pense un peu aux disparus, puisque ce sont nous, les vivants, qui maintenons leur souvenir. Je me dis que c’est déjà ça. Je regarde les noms de celles et ceux qui reposent là. Oncle. Arrière-grand-mère. Grand-père. Je regarde le nom de ma soeur. Je pense à elle, à celle qu’elle aurait été aujourd’hui. Au métier qu’elle ferait. À comment elle s’entendrait avec mon frère et moi. À quoi elle s’intéresserait. Est-ce qu’elle ressemblerait à nos parents. Où elle vivrait. Serait-elle jolie. Chiante. Drôle. Névrosée. Confiante. Déjantée. Austère. Confidente. Distante. Lesbienne. Hétérosexuelle. Mariée. Célibataire. Discrète. Populaire. Intello. Carriériste. Bobo. Tout n’est qu’imagination, je n’ai aucune image à laquelle me raccrocher. J’étais trop petit, et elle aussi. Il n’y a qu’un nourrisson sur les quelques photos qui restent, ses traits auraient pu évoluer n’importe comment. Je sais deux choses. La première, c’est que je ne saurai jamais quels parents auraient été mes parents s’ils ne l’avaient pas perdue. Comment nous aurions grandi. Comment ils auraient été plus détendus, moins flippés, moins déçus de leur vie. Comment ils auraient regardé et accompagné nos envols loin d’eux, sans cette angoisse larvée dans leurs questions et jugements sur nos choix de vie. La deuxième, c’est donc qu’aussi égoïste que cela puisse paraître (car après tout, les autres parents ne le méritent pas plus), je ne peux pas leur infliger la perte d’un deuxième enfant. Je dois absolument survivre à mes parents, au-delà de l’ordre des choses, je ne peux mourir tant qu’ils sont là. Même par hasard ou par accident, et certainement pas de ma propre main. Je ne peux pas leur faire vivre ça une deuxième fois, c’est comme ça. Je ne sais pas si mon rapport à la mort changera radicalement après leur disparition ou si je serai toujours aussi flippé, mais pour le moment je me fais un devoir de leur survivre.

Parmi les personnes de ma famille mortes depuis ma naissance, aucun décès n’a davantage renversé ma vie que celui de ma soeur. Je n’en ai pourtant aucun souvenir. Quand mes parents m’en ont parlé, à quatre ans, j’ai posé plein de questions plus ou moins indélicates et sordides, ma curiosité d’enfant immédiatement piquée par cette information et cette disparue qui, je le sentis immédiatement, était une clé de ma relation avec eux. Les proches de mes parents restent admiratifs, plus de trente-cinq ans après, de leur solidité, de leur dignité. Beaucoup de couples périclitent après la perte d’un enfant. Ils ont pourtant tenu, pour une raison simple. « Toi », m’a dit un jour ma mère. L’enfant qui était là. L’enfant qui restait. Puis vint l’enfant qui répare et fait tout oublier. 

Cette différence de « placement » dans la fratrie a été le coeur des conflits d’enfance entre mon frère et moi. Qui était leur préféré. Le premier né survivant qui les a fait tenir ensemble ? Ou le dernier né dont l’arrivée les a consolés ? Le calme névrosé et normatif en quête d’approbation, ou le turbulent rigolo qui ne veut que s’amuser et faire profiter les autres du spectacle ? On s’est jalousé nos positions respectives, on s’est dit des choses horribles. On était des petits cons. On met des années, des décennies à comprendre que cette lutte est vaine. Qu’il n’y a pas de préféré. Juste des personnalités et des circonstances différentes, et que les parents font bien ce qu’ils peuvent pour aimer à égalité, avec les prises de tendresse et de confiance que nous leur tendons. Mon frère et moi sommes deux facettes d’une histoire que personne n’a écrit mais que nous avons tous subi. La conscience de la mort et de son rôle dans le début de nos existences, dès l’enfance, nous a poussés à chercher à mériter nos vies. Et, à l’âge adulte, épuisés et blasés des médiocres résultats obtenus, nous a plongés dans une sorte de léthargie émotionnelle. Une armure de distance pour ne plus se laisser atteindre par les déceptions de la vie.

Mais toujours, chez lui comme chez moi, je crois, cette peur panique de mourir, cette responsabilité tacite de ne pas partir avant eux, cette paralysie face à la vie, cette obsession pour les routines, cette nonchalance affectée, ce manque de courage face aux risques d’échecs assimilés à des accidents, ce besoin de préserver l’intégrité physique, cette recherche de maîtrise, ce refus des aléas.   

La mort, quand elle viendra, ne me réconciliera pas avec ce que ma vie aurait pu être. Elle me mettra simplement à égalité avec tous ces uns que je rejoindrai et tous ces autres qui m’y suivront. Je suis ok avec ça, je crois. Je ne pense pas mériter la vie éternelle plus que mon prochain. Je ne sais pas comment j’accueillerais cette option si elle se présentait à moi. Du soulagement, peut-être. Des dizaines de questionnements, sûrement. Mais pour l’instant, nous vivons dans un monde où nous allons mourir, à peu près persuadés qu’il n’y a rien après (sans quoi on n’aurait pas aussi peur), et moi aussi, sans prévenir, un jour, la mort me cueillera. Je ne sais toujours pas si (et si oui, quand) je serai prêt à accepter la fin, si je la « vois » se présenter à moi. Ou si, terrorisé jusqu’au dernier instant, je supplierai, pleurerai, refuserai, lutterai farouchement contre.

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