Il y a quelques jours, j’étais à Paris et j’ai passé une tête au bingo drag de la folie, toujours animé par la cultissime Minima Gesté et une de ses amies drag, le temps d’une partie de bingo que j’ai, bien évidemment, perdue, comme les dizaines de parties précédentes que j’ai joué dans ce haut lieu de la vie queer parisienne. Comme lorsque je vivais à Paris, j’y suis allé avec mon mari, sans spécialement m’annoncer ni donner rendez-vous à personne, m’attendant à y croiser des têtes familières ou, si je ne connaissais personne, à me contenter d’une partie de bingo en riant des blagues éculées de Minima sur les numéros de départements français.
Il n’y avait malheureusement personne que je connaissais, mais je me suis amusé quand même. J’ai dû faire mes premiers bingos drag à la folie en 2018 ou 2019, à une époque où le truc était encore largement trusté par les pédés de gauche de Twitter et d’Instagram, qui se faisaient largement l’écho en ligne de leur présence au sacro-saint bingo du dimanche soir, ce qui avait fini par m’y attirer. Cette mécanique d’influence s’est poursuivie dans les années suivantes auprès de nouvelles audiences, notamment en raison de l’activisme quotidien et soutenu de Minima Gesté sur ses réseaux sociaux et sur YouTube, qui lui a donné une visibilité grandissante, notamment médiatique, et le bingo drag a vite été victime de son succès. Aujourd’hui encore, se pointer après 17h pour un bingo qui commence à 18h, c’est l’assurance de ne pas trouver de place assise. La plupart des habitués en sont conscients et en rigolent, et ceux qui ne prennent pas leurs dispositions pour se pointer trois heures avant peuvent parfois compter sur une table de potes plus prévoyants à rejoindre, en se serrant un peu.
Pourtant, et comme cette fois-ci je ne connaissais personne (le dernier bingo drag où j’étais présent devait remonter à l’été dernier), force a été de constater que le succès du bingo de Minima Gesté avait fini par drainer un nouveau public. La salle s’est pas mal renouvelée, que ce soit au niveau de la déco ou des personnes présentes (notamment à la suite du succès de Drag Race France, m’a-t-on dit). Ainsi, alors qu’il y a trois ou quatre ans, l’ambiance de la salle tournait beaucoup autour de ceux qu’on appelle maintenant les « white gays », aujourd’hui il n’en est plus rien, ou presque. Le « white gay », c’est un sociotype proche du mien : le trentenaire gay, souvent barbu, looké classique petit polo et baskets immaculées parce qu’il en possède huit paires, globalement plutôt friqué et privilégié socialement. Le terme white gay est d’ailleurs devenu largement péjoratif, puisqu’attribué à une partie de la communauté LGBT qui est globalement accusée d’être aujourd’hui dépolitisée et privilégiée, non solidaire avec le reste de la communauté, cultivant l’entre-soi. Pour les plus vieux white gays, on leur reconnaît des mérites et des victoires passées, mais on leur reproche aussi, souvent, d’avoir milité pour les progrès sociaux de la dépénalisation de l’homosexualité, du Pacs et du mariage pour tous, puis d’avoir tiré l’échelle derrière eux quand ces combats ont été remportés, qu’ils ont accédé à des positions de pouvoir et de stabilité matérielle, en laissant derrière eux les autres minorités toujours précaires et fragiles : lesbiennes, trans, travailleuses et travailleurs du sexe, gays racisés, etc., simplement renvoyés à des qualificatifs disqualifiants du genre « militants radicaux » ou « minorités politisées ».
Dans la salle du bingo drag de 2023, on est dans une acception plus large de la communauté LGBT, avec beaucoup de gamins de 20-25 ans très queer, des petites hétérotes alliées, des jeunes lesbiennes à cheveux bleus, des petits twinks en jupe ou crop tops en dentelle, des jeunes non binaires et des petits couples hétéros un peu hipsters qui portent des fringues vintage, des bonnets qui ne servent à rien et des petites lunettes rondes à armatures métalliques.
J’y vois un double mouvement opéré par le bingo drag et par le mouvement drag en général. Tout d’abord, un mouvement de popularisation, qui tend vers le mainstream, qui permet à ce genre d’événement de transcender désormais les seuls mecs gays, et qui ouvre le drag, les identités queers et la tolérance et l’ouverture d’esprit de ces soirées à de plus en plus de monde. Et je trouve ça très chouette. Mais c’est aussi, paradoxalement, une forme de repli vers une nouvelle frange du public LGBT : les petits jeunes queers de gauche les plus politisés et motivés. Ceux qui donnent du temps et du fric aux assos, et qui ne sont pas là que pour chaluter leurs prochaines targets en allumant Grindr. Minima Gesté fait un peu moins de vannes sur les hétéros qu’avant pendant son bingo : aujourd’hui certains d’entre eux, les plus avertis et « alliés », sont dans la salle, parfaitement au courant que le bingo est un safe space pour des minorités dont ils ne font pas partie, et savent qu’ils n’ont pas trop intérêt à faire une remarque de travers s’ils ne veulent pas se faire shamer par une drag queen devant 200 personnes.
Tout ça pour dire quoi ? Pas grand-chose. Je trouve ça bien, je crois, même si du coup le bingo drag me semble être un peu moins « ma » place qu’avant. Mais je trouve ça cool que le public se renouvelle, rajeunisse, se politise et s’engage (le bingo était, comme souvent, destiné à lever des fonds pour une asso). J’en ai discuté avec un copain quelques heures plus tard, qui m’a dit que lui, ça le gonflait justement de ne plus voir de têtes familières au bingo drag, de voir le truc désormais trusté par des meufs hipsters et des couples hétéros alors que c’était « gay » avant, et de ne plus y croiser ses potes d’Instagram ou du Quetzal. Je comprends aussi sa frustration, même s’il est inévitable que les choses changent et que le public d’une soirée (comme d’un artiste) se renouvelle avec le temps : après tout, on aime bien que les choses qu’on apprécie ne changent pas, et surtout on aime bien garder ses joujoux à soi.
Je ne sais même pas si mon constat est justifié : après tout, je ne le fais que sur la base d’un seul bingo drag, le premier auquel j’assistais depuis près d’un an, alors que je suis peut-être juste tombé sur le « mauvais » dimanche où aucun visage barbu familier n’était présent. Le bingo auquel j’avais assisté à la folie l’été dernier était « couplé » avec la kermesse des Ours de Paris, et du coup il y avait beaucoup d’ours et de white gays barbus du Quetzal et du Cox, alors je me trompe peut-être : si ça se trouve, les twittos et les instagramos barbus adeptes du thirst trap dans leurs stories sont toujours là le dimanche soir, d’habitude. Mais j’ai l’impression qu’il y a un tournant ces derniers mois, et que les white gays et mecs barbus de la trentaine ou quarantaine, après avoir côtoyé religieusement leur scène drag locale, s’en détournent un peu à mesure qu’elle grandit, devient mainstream et se politise un peu, pour limiter leur investissement de temps consacré au drag à la seule consommation de saisons de Drag Race, et retourner entre eux à la VendrediX ou à la Menergy. Encore une fois, je me trompe peut-être, et il est même possible que je généralise un truc qui ne concerne que quelques personnes que je connais, mais que plein d’autres personnes du même âge et du même sexe n’ont tout simplement pas le même comportement que mes quelques dizaines de contacts visuels et potes plus ou moins proches du « gay Twitter » et du « gay Instagram » parisien. Mais ces derniers mois à Paris, je ne les ai plus croisés qu’à leurs habituels bars gays pour trentenaires barbus pas très politisés et plus ou moins adeptes de la salle de sport, des selfies flatteurs et de tout ce qui touche à une image de soi un peu consumériste (et essentiellement, soyons concrets, destinée à davantage pécho) (je ne juge pas, hein, je m’inclus dedans). Au Quetzal, au Cox, au Bears’Den… Les white gays barbus d’Instagram sont-ils repartis dans leurs pénates ?
Il y a quelques semaines, le Cox, rue des Archives à Paris, a inauguré une nouvelle déco, et une nouvelle thématique d’animation de ses afterworks par la même occasion : une ambiance boucherie-charcuterie (hyper moche à mon goût, mais bon, chacun son truc), et les apéros-saucissons qui vont avec. J’ignore totalement ce qui a présidé à la décision de mettre en place ce truc. Mais je sais ce que le résultat me fait ressentir, spontanément : euh, apéro-saucisson, les gars, vraiment ? Côtoyant des personnes juives et musulmanes, la notion d’apéro-saucisson m’évoque bel et bien des trucs, mais pas forcément la métaphore sexuelle lourdingue que le Cox semble vouloir mettre en avant avec ses charcuteries phalliques. Pour moi, le message subliminal c’est : y’en a marre des arabes, y’en a marre des vegans, y’en a marre des progressismes et des minorités qui nous mettent la pression, restons entre white gays à s’en jeter un derrière la cravate tout en scrollant nos profils Scruff, ils vont arrêter de nous faire chier les islamo-bobo-végano-gauchistes, là. Et même si je peux comprendre l’impulsion qui amène à chercher à limiter et sacraliser des espaces « à soi », à cultiver un peu d’entre-soi avec nos codes plus ou moins consciemment « masc for masc » et avec nos potes et visages familiers, quand on constate que les lieux qu’on a aimé fréquenter sont désormais trustés par des hipsters non binaires à cheveux roses, j’avoue que devant ce genre d’initiative à l’intention un peu floue, je suis vaguement mal à l’aise.
Les mecs gays (blancs, mais pas que) de ma génération ont grandi avec certaines représentations. La vie nocturne gay très consumériste, les flyers de soirées avec des mannequins hyper masculins ou des acteurs pornos super musclés, les poster boys de Têtu, les soirées et les contenus qui ne s’adressaient qu’à nous et à ce qui nous faisait bander. C’est difficile de lâcher ces privilèges et ce confort, cette impression diffuse de domination ou, à tout le moins, d’être le public-cible, le principal destinataire et le centre d’intérêt de tout ce que la vie LGBT avait à proposer. C’est dur de laisser la place aux petites lesbiennes politisées et aux gamins non binaires à coupe mulet. Mais plutôt que de nous sentir chassés, de nous dire que les jeunes queers n’ont qu’à aller faire leurs propres soirées plutôt que venir s’incruster dans les nôtres et les transformer de l’intérieur, et d’aller nous replier dans des événements et lieux plus conformes à nos codes sociaux de vieux mecs, peut-être devrions nous envisager d’accepter de voir une soirée mensuelle, un bar LGBT ou un bingo drag changer et évoluer avec le temps, et peut-être y rester encore un peu en dépit de ces changements, pour davantage nous mélanger, confronter nos points de vue… et vivre en communauté. Je sais, c’est cliché, et je suis le premier à manquer de ce réflexe-là, pour me tourner vers des lieux et des soirées avec mes semblables et mes « habitués ». Mais peut-être qu’à mon âge, il est temps d’accepter qu’une nouvelle génération arrive, qu’elle n’a pas été biberonnée aux poster boys et aux flyers de circuit parties de Mykonos et Maspalomas, qu’elle est peut-être tout à fait à l’aise avec l’idée de ne pas se conformer à l’image d’Epinal de ce qu’un homo, un hétéro ou une lesbienne devrait « être »… et que c’est peut-être pour le mieux, en fin de compte, que ces gamins-là nous « remplacent », nous côtoient, nous éduquent.
Matoo
avril 6, 2023 at 3:54On est toujours d’accord, c’est terrible. :))) Ce qui me fait un peu mal au cœur en revanche c’est d’être confondu avec les méchants, mais je me dis que je suis un de ces « not all white gays », et je ravale ma frustration. ;))
Vinsh
avril 6, 2023 at 6:11Pour ma part, je suis d’un naturel si discret et empoté que je reste toujours dans mon coin dans les bars ou les soirées, je ne la ramène jamais, et donc je ne me suis jamais retrouvé en position de me faire remballer par un jeune gay racisé ou une lesbienne militante me traitant de white gay ou m’accusant d’être problématique. Mais peut-être que les gens « sentent », aussi, quand tu n’empiètes pas sur les autres et que tu es prêt à entendre ces choses-là et à te remettre en question, ce qui rend ces confrontations inutiles…