Il faut que j’écrive pendant que le souvenir est frais. Qui sait de quoi je me souviendrai dans deux semaines. J’ai tenu parole et je me suis rendu en Belgique avec ma mère, sur les traces de sa famille flamande, en sentimental incorrigible que je suis. Ça m’a fait plaisir, je crois, de rencontrer les joviaux neveux et nièces de mon grand-père, dont je ne me souvenais pas mais qui, eux, se rappelaient assez bien d’un garçonnet malingre aux grandes oreilles qu’on aperçoit ça et là sur des photos de réunions de famille à l’époque, babysitté par une cousine ado qui a aujourd’hui la cinquantaine.
« Qu’est-ce que tu es grand ! » Je sais bien. Je suis grand, mon père est grand, on est tous grands dans cette famille. Des gros torses poilus et ventrus posés sur des cannes maigrichonnes et des cuisses de mouche. Cela ne devrait pas vous étonner, vous qui nous connaissez depuis si longtemps. D’autant plus qu’on n’est pas si grands que ça. 1m83, c’est un peu grand, sans plus. Nous, on a l’impression que ce sont tous les autres qui sont petits, et que les grands ce sont ceux qui font 1m95 ou 2m. Nous, on a l’impression d’être ordinaires. Mais c’est comme ça, partout où je passe, les gens qui ne connaissent que ma tête ou qui n’ont qu’un vague souvenir de moi semblent redécouvrir ma taille. Qu’est-ce que tu es grand. Ça vient de la famille de mon père. Tous mes cousins partageant mon nom de famille sont grands.
« Qu’est-ce que tu es grand ! » La famille flamande, eux, c’est le côté de ma mère. Ce sont de petits costauds qui adorent leur bière, comme les clichés belges le laissent imaginer. Ils culminent à 1m75 ou 1m80, pour les plus grands messieurs. Mon grand-père n’était pas très grand. Il avait cinq frères et sœurs. Deux frères, trois sœurs. Des prénoms que j’entends, de-ci de-là, dans la bouche de ma mère, qui remontait avec ses parents une fois par an, pour les vacances, lorsqu’elle était petite. Tante Palmyre. Oncle Georges. Cousine Maaike. Cousin Dirk. Mais des prénoms sur lesquels j’étais incapable de mettre un visage ou une histoire, des anecdotes, des souvenirs. Beaucoup sont morts aujourd’hui.
Cette idée de cousinade est venue des frères et sœurs de mon grand-père. La fratrie s’étant un peu dispersée en mariages et enfants, ils ont voulu créer une association pour organiser des événements réguliers, et y convier le plus de monde possible. Ils sont bien organisés, ils ont un Président, un webmaster, un trésorier, j’étais étonné de voir tant de mobilisation. Mais au final, c’est assez logique. Dans les années 70-80, les réunions de famille s’organisaient largement autour des frères et sœurs, et notamment autour de mon grand-père, celui qui vivait en France, celui qui venait de loin. Je ne me souvenais pas de ça. A quel point il était central dans cette vie familiale, à quel point ça tournait en fait autour de lui et de sa fratrie. C’était l’oncle préféré de tout le monde. Aujourd’hui encore. Pourtant les six frères et soeurs sont morts, depuis plusieurs décennies pour certains. Mais c’est largement en souvenir d’eux que ces cousins et cousines, leurs enfants, du quinquagénaire au septuagénaire, étaient réunis ce samedi-là. Une bonne soixantaine de personnes tout de même.
Ça m’a touché de les voir si heureux de nous voir débarquer à la soirée. Ils nous ont tous sauté dessus dès notre arrivée. Je n’ai été frappé qu’à ce moment-là par la popularité de mon grand-père au sein de sa famille élargie. Il est pourtant mort il y a trente ans. Mais ma mère (qui est fille unique) et moi avons ressenti que notre présence était l’événement du week-end. Nous sommes dépositaires du souvenir de Papy. Et ses neveux, nièces, petits-neveux et petites-nièces ont toutes et tous eu un petit mot pour chacun de nous, un souvenir, un « j’adorais tellement ton grand-père ».
Ma mère a passé la moitié du trajet à ronchonner que ça la faisait suer de faire tous ces kilomètres, qu’elle n’était pas très motivée, mais en fin de soirée, on ne pouvait plus l’arrêter dans ses discussions et longues embrassades avec ses cousines et cousins, autour de photos de jeunesse et de souvenirs des anciens. Après coup, elle m’a dit que ça lui avait mis un coup, de voir tous ces jeunes gens fringants qu’elle avait connus, être devenus des mémés et des pépés à la santé chancelante. Après la mort de mon grand-père il y a trente ans, elle n’était plus montée avec mon père qu’à un ou deux enterrements. Elle n’a pas vu les gens vieillir. Elle ne s’est pas vu vieillir elle-même.
J’ai enfin appris les prénoms de mes arrière-grands-parents. Kamiel et Irma. C’est tellement joli. Les parents de ma mère sont devenus parents un peu à contre-temps des frères et sœurs de mon grand-père. Les cousins de ma mère ont plutôt dans les 70-80 ans. Leurs enfants (théoriquement, donc, ceux de ma génération) ont dans les 50-60 ans. Mais ma mère est née un peu plus tard et a eu ses enfants un peu plus tard. Seule personne née dans les années 80, ou presque, j’étais un peu le cul entre deux chaises. Entre ceux dont mon grand-père était le grand oncle, et ceux, nés dans les années 90 ou 2000, dont il était l’arrière-grand-oncle, et qui ne l’ont pas connu.
Les jeunes ne parlant pas français (apparemment, les jeunes flamands ont la flemme d’apprendre le français), j’ai plutôt discuté avec les vieux. Le choix n’était pas bien difficile : ils parlaient français et se souvenaient de ma mère et de mon grand-père, j’avais forcément plus de choses à leur dire, pour une « première » rencontre. Leurs efforts pour nous intégrer, nous les deux seuls français, étaient vraiment touchants. Ils ont traduit les discours, les menus, les animations en français, juste pour deux personnes. Les traductions simultanées entre le néerlandais et le français étaient un peu brinquebalantes, mais c’était vraiment chouette de comprendre pourquoi ils riaient et pourquoi ils pleuraient.
Car ils riaient et pleuraient. Qu’est-ce qu’ils étaient joyeux et expressifs. C’est ça que je retiendrai, je pense. Leur joie sincère et sans filtre de se voir, de danser, de passer une soirée ensemble. Pour certains d’entre eux aussi, cela faisait des années, des décennies sans se voir. La génération fondatrice de ces cousinades ayant disparu, c’est dur de garder le lien, de rester en contact, sur la base de souvenirs communs inexistants et de la mémoire de frères et sœurs dont les disparitions ont maintenant des décennies.
En fin de soirée, alors que nous partions, ils nous ont dit « à l’année prochaine ». Je ne sais pas si on sera de nouveau là l’année prochaine. Ni même s’ils se remotiveront à organiser une réunion dans de telles proportions, comme ça, quelques mois après. Voyant mon alliance à mon doigt, un cousin s’est exclamé « Vincent, tu pourras venir avec ta femme l’année prochaine ! ». Devant cette présomption d’hétérosexualité, en temps normal, j’aurais calmement précisé que j’ai un mari, et pas une femme. Mais ma mère étant assise entre lui et moi, et ne voulant pas revivre un épisode drama queen comme à Noël, je me suis contenté de répondre « Non, je ne pense pas ». J’avais un peu honte de ne pas être out, là, comme ça. Face à ce mec qui n’en aurait rien eu à foutre, en plus. Mais je suis un incorrigible sentimental : je ne voulais pas gâcher la fête de ma mère. Car en fin de compte, c’était davantage sa soirée que la mienne.
Matoo
mars 17, 2023 at 11:05Ah mince, je pensais que tu étais déjà complètement out. C’est un peu dommage (surtout avec des gens flamands que j’imagine toujours assez ouverts) et frustrant, mais tu as sans doute bien fait de ne pas provoquer l’ire de ta maman et de rester mutique à ce sujet.
Moi aussi on me dit dans les réunions de famille « ooooh mais qu’est-ce que tu es grand » avec mes 1m68. Imagine la famille de hobbits depuis 467 générations. :DDDD
Vinsh
mars 17, 2023 at 3:16Oui, hélas même si je suis out en général, dans l’environnement de mes parents ce sont eux qui veulent « garder la main » sur cette information. Rien d’étonnant, donc, à ce que ma mère n’ait rien dit à ses cousins flamands qu’elle n’a vu qu’à deux enterrements en trente ans. Je doute même que le sujet ait eu l’occasion de sortir dans une conversation. ^^
Mais effectivement, je n’ai pas voulu en rajouter. Je me suis quand même senti un peu honteux après.